Madame Poubelle

Le jeune Buster Raymond Price, douze ans, tire la langue avec application. Il a installé son chevalet sur une petite hauteur d’où il découvre toute l’exploitation familiale. Il s’emploie à rechercher les couleurs exactes pour peindre le paysage qui s’étale sous ses yeux : du brun pour l’étendue uniforme du grand champ de pommes de terre, du rouge vif pour les machines agricoles en train d’effectuer la récolte, du blanc, bien éclatant, pour sa maison à l’arrière-plan.

Le jeune Buster Raymond considère son œuvre avec satisfaction. Il ne manque rien. La ferme est bien telle qu’elle est en réalité, avec son corps de bâtiments central et ses deux ailes disposées régulièrement de chaque côté. Il ne reste plus que le ciel. Là, il décide de faire une petite entorse au réalisme de sa peinture. Il va le peindre tout bleu, d’un bleu intense. Même si dans l’État du Vermont, au nord-est des États-Unis, c’est rarement le cas…

Buster Raymond Price a terminé sa peinture. Elle est particulièrement réussie pour un gamin de douze ans. Il trempe une dernière fois son pinceau et ajoute dans le coin droit en bas : « Pour maman », puis il signe : « Buster Raymond ».

Buster Raymond Price, est particulièrement attaché à son second prénom. Il résume, en effet, toute son existence.

Buster est né en 1945 de Joshua Price, alors soldat des troupes américaines en Europe, et de Raymonde Valet. Ils se sont rencontrés à Nancy et c’est là qu’il est né.

« Nancy, Meurthe-et-Moselle » : ce sont des noms étranges qu’il se répète souvent comme quelque chose d’un peu magique.

Buster Raymond Price n’est pas resté longtemps en France : un an seulement. Il en est reparti en 1946. Son père ne lui a jamais dit pourquoi il n’a pas épousé sa mère, pourquoi ils sont rentrés sans elle aux États-Unis. De sa toute petite enfance, Buster garde des souvenirs imprécis : un village aux rues étroites, aux maisons anciennes. Mais est-ce que ce sont de véritables souvenirs ? Est-ce qu’il n’a pas plutôt reconstitué par la suite cette première année de son existence ?

Car depuis qu’il est en âge de lire, Buster Raymond s’est passionné pour la France. Dans sa chambre, il a épinglé une affiche touristique : elle représente précisément un village aux rues étroites, aux toits tout rouges avec, en bas, en grosses lettres majuscules : France.

Son père, Joshua, s’est marié six ans après son retour aux États-Unis. Buster n’est pas malheureux. Il s’entend bien avec sa belle-mère, ainsi qu’avec ses demi-frères et sœurs. Il est gai, plein de vie. Avec ses taches de rousseur, ses cheveux blonds, ses airs dégourdis, il a tout du parfait petit Américain. À l’école, c’est un garçon travailleur, appliqué. Depuis qu’il est entré au collège, il se passionne, bien sûr, pour le français.

Et les années passent. Plus il grandit, moins Buster se sent l’âme d’un fermier. Malgré tous les efforts de son père, il ne parvient pas à s’intéresser à la monoculture de la pomme de terre. Toutes ces grandes exploitations industrielles du Vermont qui s’étendent sur plusieurs dizaines d’hectares et qui se ressemblent toutes ne l’attirent pas. Il a plus que jamais la nostalgie d’une autre campagne, qu’il n’a connue qu’en rêve.

Quand il a seize ans, son père se décide enfin à répondre à ses questions concernant sa mère.

— Tu es grand, maintenant, Buster. Il faut que je te dise… J’étais soldat. On n’avait pas beaucoup de distractions pendant la guerre, alors, pendant les permissions, on se contentait des femmes… faciles. Ta mère était de celles-là.

Buster Price est bouleversé par cette révélation. Son père continue avec un sourire gêné :

— Tu comprends pourquoi nous ne nous sommes pas mariés. D’ailleurs je lui ai demandé de venir aux États-Unis, mais elle n’a pas voulu me suivre.

Après ces révélations, Buster Raymond court s’enfermer dans sa chambre. Là, devant l’affiche touristique française, il réfléchit. Il imagine les temps difficiles qu’a dû vivre sa mère pendant la guerre. Pour s’en sortir, elle n’avait pas le choix. On ne peut pas juger de ce que font les gens pendant la guerre. Non, il ne lui en veut pas, il a toujours envie de la revoir, même s’il comprend à présent pourquoi son père ne l’a pas épousée.

Buster Raymond Price continue ses études. Il suit des cours à l’université de Montpelier, la capitale du Vermont. Il aime cette petite ville provinciale parce qu’elle porte un nom de ville française. C’est maintenant un jeune homme séduisant qui plaît aux filles. Il passe brillamment ses examens.

Pourtant, depuis qu’il est adulte, il a une obsession : retrouver sa mère, aller la voir en France. Ainsi, il aura retrouvé la partie manquante de lui-même, il sera pleinement lui. Il a besoin de cela pour se lancer dans la vie.

À Montpelier, Buster Price, s’est rendu au consulat de France et il a demandé qu’on fasse des démarches pour savoir où se trouvait actuellement sa mère. On lui a répondu que ce serait long et difficile, mais qu’il aurait satisfaction.

Et un jour de 1967, alors qu’il a vingt-deux ans, il reçoit une lettre à en-tête du consulat de France. Il la décachète avec fébrilité et il lit : « Monsieur, suite à votre demande, nous avons le plaisir de vous faire savoir que votre mère, Raymonde Valet, réside actuellement à Haumont, Meurthe-et-Moselle, villa “Les Canaris”… »

« Haumont » : Buster Raymond recueille ce nom comme un sésame. C’est la clé qui va ouvrir la partie cachée de sa vie. Désormais il n’a plus qu’une hâte, se retrouver dans ce lieu auquel il rêve depuis qu’il est enfant, auprès de sa mère qui a dû tant souffrir.

Dès qu’il a terminé ses études, il demande à faire son service militaire en Allemagne. C’est tout près de la Lorraine, il pourra s’y rendre quand il voudra, voir sa mère tant qu’il voudra.

La demande d’affectation de Buster Raymond Price est acceptée. Et, en septembre 1967, il part pour l’Europe. Son père, au moment des adieux, a l’air contrarié. Visiblement, il y a quelque chose qu’il voudrait lui dire, mais il n’ose pas. Il lui lance simplement en le quittant :

— Bonne chance, fiston !

Buster, pour toute réponse, sourit de toutes ses dents. Il agite le bras joyeusement. Il est heureux… Il y a bien une pensée qui le chagrine : depuis qu’il connaît l’adresse de sa mère, il lui a écrit plusieurs fois et elle n’a jamais répondu. Mais il chasse bien vite cette préoccupation de son esprit. Tandis qu’il monte dans l’avion, au milieu des autres appelés, il n’a plus qu’une seule idée : bientôt, il sera en France, bientôt, cette photo jaunie et conventionnelle sur les murs de sa chambre sera une réalité, bientôt, il va connaître sa mère !…

Les premières semaines de Buster Raymond Price en Europe sont pénibles. Il a été affecté à Landau, en Allemagne fédérale, pas très loin de la frontière française. Mais il n’y a pas de permission pendant les trois premiers mois de service. Il doit donc attendre, tout près de cette Meurthe-et-Moselle où il est né, de pouvoir enfin s’y rendre.

Il écrit de nouveau à sa mère, et, cette fois, il a une réponse ; un mot griffonné à la hâte et rempli de fautes d’orthographe : « Mon petit Raymond, je suis contente que tu viennes. Apporte-moi un peu d’argent parce que j’en ai besoin. Ta mère. »

Malgré la sécheresse du billet, Buster Raymond le garde précieusement. À la longue il s’était mis à douter du renseignement que lui avait donné le consulat de France. Maintenant, il est sûr que sa mère existe bien, qu’elle habite effectivement à Haumont, Meurthe-et-Moselle, dans cette villa au nom charmant : « Les Canaris ». Il compte les jours qui le séparent de sa première permission. En revanche, il lit rapidement les lettres de son père. Des lettres gênées, le mettant en garde contre une déception possible…

3 novembre 1967. C’est la première permission de Buster Raymond Price. Son paquetage sur le dos, il quitte la caserne. Avec lui, il emporte deux objets : un bracelet en or qu’il a acheté avant de quitter les États-Unis et le tableau naïf qu’il avait peint à douze ans, représentant la ferme paternelle.

Buster fait de l’auto-stop. Les automobilistes s’arrêtent sans difficulté en voyant ce grand soldat américain en uniforme, au sourire franc et sympathique, aux yeux candides.

De voiture en voiture, Buster Raymond Price traverse la frontière, entre, avec un pincement de cœur, dans le département de Meurthe-et-Moselle. Enfin, il aperçoit les toits de Haumont. Il descend pour faire les derniers mètres à pied. Il s’arrête sur une petite hauteur d’où il voit la totalité du village et il regarde, bouleversé.

C’est magnifique ! C’est exactement ce qu’il avait rêvé : ces petites rues serrées autour de l’église et de la place de la mairie, ces champs entourés de haies, aux cultures si variées. Il sort le tableau qu’il a emporté pour sa mère et regarde alternativement sa toile et le paysage. D’un côté, le champ de pommes de terre et la ferme blanche, de l’autre, les petites maisons aux vieilles pierres. Il sourit. Il a retrouvé sa moitié manquante. Il a l’impression d’être maintenant un homme complet.

Buster sort de sa rêverie et descend vers Haumont. Il marche lentement ; il voudrait faire durer le plus longtemps possible ces instants privilégiés.

Il est maintenant sur la place du village. Il pousse la porte de l’unique café.

Elle s’ouvre avec un bruit de grelots. Le patron et la patronne ont un sourire en apercevant ce grand militaire américain à l’allure sympathique. Buster s’accoude au comptoir, commande un Coca-Cola et demande, dans un français presque sans accent :

— Excusez-moi, je voudrais savoir où est la villa « Les Canaris », madame Valet ?

Le patron du bistrot ouvre de grands yeux. Il met un certain temps à répondre tant la question l’a surpris. Enfin, il dit, d’un ton incrédule :

— Vous allez chez madame Poubelle ?

Le soldat américain a un sursaut, comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. Il agrippe le patron par le col. Il se met à répéter, tout en le secouant :

— « Poubelle », pourquoi « Poubelle » ?

Le patron, qui n’en mène pas large, s’excuse aussi platement qu’il peut.

— Il ne faut pas m’en vouloir… Je ne savais pas que c’était une de vos amies.

Buster réplique d’une voix cinglante :

— C’est ma mère !

Le patron lui explique en quelques mots le chemin. Buster Raymond Price paie et s’en va. La porte fait à nouveau un bruit de grelots. Il n’entend pas la patronne qui murmure à son mari :

— Pauvre petit !

Buster, son paquetage de soldat sur l’épaule, traverse Haumont à grandes enjambées, l’adresse indiquée est tout au bout du village… Voilà : ça doit être ici… Il pense un instant s’être trompé. Mais non, il distingue sur la boîte aux lettres deux canaris grossièrement peints.

Buster Raymond Price reste indécis devant la barrière branlante, dont la peinture a disparu depuis longtemps. Il regarde le petit jardin qui s’étale sous ses yeux. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus sordide, de plus répugnant. Les mauvaises herbes envahissent tout. Il n’y a pas d’allée. Çà et là, des débris jetés au hasard : un sommier éventré avec les ressorts qui sortent, des bassines d’émail depuis longtemps rouillées, une roue de vélo, de vieux chiffons et, juste en face de lui, un tas d’ordures indéfinissables…

Buster, la gorge brusquement serrée, s’avance avec précaution dans le jardin. La maison est tout aussi délabrée que ses abords. Pas un volet ne tient, un carreau est cassé. Il pose son paquetage et sonne. Il y a un bruit de meubles déplacés à l’intérieur et puis une voix s’élève, une voix vulgaire, mal assurée, pâteuse.

— Voilà ! Voilà ! On y va…

Buster Raymond Price a eu le temps de se remettre du choc qu’il a éprouvé en constatant la pauvreté des lieux… Sa mère est dans la misère : voilà pourquoi, sans doute, elle n’avait pas osé répondre à ses lettres ; elle avait honte ; elle ne voulait pas parler de ce qu’était sa vie, alors qu’elle le savait riche et sans problème. Il se sent brusquement heureux qu’elle ait besoin de lui. Il sourit de toutes ses dents quand la porte s’ouvre. Et, brusquement, son sourire disparaît…

L’être – il n’y a pas d’autre mot ! – qui vient de s’encadrer sur le seuil est encore plus répugnant, encore plus délabré que le jardin et la maison. C’est une femme sans âge, outrageusement maquillée. Le rouge déborde de ses lèvres épaisses, tout son visage est badigeonné de fard. Elle est vêtue d’un corsage rose vif dans lequel elle déborde et d’une jupe vert pomme.

Buster regarde à gauche et à droite comme s’il cherchait quelqu’un d’autre. Il ne veut pas y croire ! Il s’accroche à un espoir dérisoire.

— Excusez-moi, madame, je cherchais madame Valet, Raymonde Valet.

La femme hausse les épaules et retire de ses lèvres un mégot éteint.

— C’est moi, pardi ! C’est toi Buster, je parie ? Allez, reste pas planté là, entre !

Sans trop savoir ce qu’il fait, Buster pénètre dans le pavillon. Une odeur écœurante de parfum bon marché le prend à la gorge. Le rez-de-chaussée se compose d’une unique pièce. Le jeune homme écarquille les yeux : les murs sont tapissés de photos pornographiques. Les unes ont été découpées dans des revues spécialisées, mais les autres sont de vraies photos. Elles représentent des couples nus et, sur plusieurs d’entre elles, il reconnaît… sa mère !

La femme s’aperçoit de sa surprise. Elle a un rire sonore.

— Qu’est-ce que tu crois, c’est pas un palace, ici ! Il faut bien que je vive. Mais c’est dur ! Ah, pour ça, c’est dur. Y a pas plus radins que les paysans d’ici…

Buster Raymond Price, qui avait déjà sorti le petit paquet renfermant la toile qu’il avait peinte à douze ans et le bracelet en or, est saisi par une pensée, qui occupe tout son esprit, qui l’empêche de se concentrer sur quoi que ce soit d’autre : son tableau ! Où pourrait-elle mettre son tableau ? Ce n’est pas possible, au milieu de toutes ces horreurs.

La voix de la femme le tire de sa rêverie.

— Alors, tu m’as apporté de l’argent, dis ?

Tandis qu’il reste figé, elle se met à défaire le paquet qu’il a posé sur la table. Elle repousse le tableau avec une grimace, puis prend le bracelet, le soupèse.

— Ouais, c’est pas mal ! Mais c’est pas pratique… Tu te rends compte qu’il va falloir que j’aille à Nancy pour le vendre. Et puis je vais sûrement me faire avoir. Les bijoutiers, c’est tous des voleurs…

Le grand jeune homme est toujours immobile dans son uniforme américain, les bras ballants, la bouche ouverte. La femme s’énerve.

— T’entends ce que je dis, au moins ? Pourquoi t’as pas apporté des billets ?

Buster n’a effectivement pas l’air de l’entendre. Il murmure, l’air hébété :

— Mon tableau…

Raymonde Valet s’anime soudain. Elle l’agrippe par son uniforme :

— Quoi, ton tableau ? Qu’est-ce que tu veux que j’en fiche, de ton tableau ? De l’argent, donne-moi de l’argent !

Elle se met à le secouer frénétiquement.

— Des dollars, t’en as sûrement plein les poches ! Allez, donne-les-moi !

Alors, tout se brouille dans la tête de Buster… La France, sa mère, son rêve. Il se met à frapper… Il y a un tisonnier dans la cheminée… Il frappe encore ! Cette femme qui crie, cette femme qui hurle, il faut qu’elle disparaisse, pour que son rêve reste intact ! Il le faut… pour sa mère !

 

Deux mois plus tard, le soldat Buster Raymond Price est arrêté dans un bar de Landau pour coups et blessures. Il faut dire que, depuis sa permission, il n’était plus le même. Lui, jusqu’ici si discipliné, avait pris l’habitude d’aller s’enivrer avec les pires éléments de la garnison.

Au poste de police, Buster demande à voir le commissaire. En présence de celui-ci, il déclare d’une voix sans timbre :

— J’ai tué une femme il y a deux mois, à Haumont, en France. Je pense que c’était ma mère.

La nouvelle déclenche aussitôt une enquête. Et les policiers français découvrent le corps de Raymonde Valet enterré dans un coin du jardin, sous le sommier éventré. Aussi incroyable que cela paraisse, depuis deux mois, au village, personne ne s’était aperçu de sa disparition.

 

Aux assises de Nancy, Buster Raymond Price a été condamné à cinq ans de prison. Bien qu’il s’agisse d’un matricide, les jurés lui ont trouvé de larges circonstances atténuantes… Ses cinq ans, il les a passés en compagnie de son tableau qu’il avait accroché sur le mur en face de lui : un champ de pommes de terre uniforme, une ferme toute blanche qui ressemblait un peu à une usine, un paysage sans originalité et sans caractère, qu’il n’aurait jamais dû quitter !